lundi, septembre 28, 2009

Êtes-vous heureux ?

C'est un gros pavé que je vous propose aujourd'hui, mais il me semble que le flop qu'il a fait dans la mare n'est pas proportionnel à l'incidence qu'il risque d'avoir. Mesurer l'économie en fonction du bien-être qu'il apporte aux hommes plutôt qu'en fonction de l'argent et des biens qui circulent est une véritable révolution en soi. Prenez bien le temps de lire ce "Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social" et vous comprendrez ce que je veux dire.

Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social


SYNTHÈSE ET RECOMMANDATIONS

Pourquoi ce rapport ?

1. En février 2008, M. Nicolas Sarkozy, Président de la République française, insatisfait de l’état actuel des informations statistiques sur l’économie et la société, a demandé à MM. Joseph Stiglitz (Président de la Commission), Amartya Sen (conseiller) et Jean-Paul Fitoussi (coordinateur) de mettre en place une commission qui a pris le nom de Commission pour la Mesure des Performances Économiques et du Progrès Social(CMPEPS). Celle-ci a reçu pour mission de déterminer les limites du PIB en tant qu’indicateur des performances économiques et du progrès social, de réexaminer les problèmes relatifs à sa mesure, d’identifier les informations complémentaires qui pourraient être nécessaires pour aboutir à des indicateurs du progrès social plus pertinents, d’évaluer la faisabilité de nouveaux instruments de mesure et de débattre de la présentation appropriée des informations statistiques.

2. Les indicateurs statistiques sont en effet importants pour concevoir et évaluer les politiques visant à assurer le progrès des sociétés, ainsi que pour évaluer le fonctionnement des marchés et influer sur celui-ci. Leur rôle s’est accru de manière significative au cours des vingt dernières années sous l’effet du niveau plus élevé d’éducation de la population, de la complexité accrue des économies modernes et de la large diffusion des technologies de l’information. Au sein de la « société de l’information », l’accès aux données, notamment statistiques, est devenu beaucoup plus facile. Un nombre croissant de personnes consultent des statistiques afin d’être mieux informées ou de prendre des décisions. Pour répondre à cette demande croissante d’information, l’offre de statistiques a, elle aussi considérablement augmenté, et couvre aujourd’hui de nouveaux domaines et des phénomènes nouveaux.

3. Ce que l’on mesure a une incidence sur ce que l’on fait ; or, si les mesures sont défectueuses, les décisions peuvent être inadaptées. Le choix entre accroître le PIB et protéger l’environnement peut se révéler être un faux choix dès lors que la dégradation de l’environnement est prise en compte de manière appropriée dans nos mesures des performances économiques. De même, on sélectionne fréquemment les bonnes politiques à conduire sur le critère de leur effet positif sur la croissance de l’économie ; or, si nos mesures des performances sont faussées, il peut en aller de même des conclusions de politique économique que nous en tirons.

4. Il semble souvent exister un écart prononcé entre, d’une part, les mesures habituelles des grandes variables socio-économiques comme la croissance, l’inflation, le chômage, etc., et, d’autre part, les perceptions largement répandues de ces réalités. Les mesures usuelles peuvent, par exemple, laisser à entendre que l’inflation est moindre ou la croissance plus forte que ne le ressentent les individus ; cet écart est si important et si répandu qu’il ne peut s’expliquer uniquement en se référant à l’illusion monétaire ou à la psychologie humaine. Ce phénomène a, dans certains pays, sapé la confiance à l’égard des statistiques officielles (en France et en Grande-Bretagne, par exemple, un tiers des citoyens à peine fait confiance aux chiffres officiels, et ces pays ne sont pas des exceptions) et a une incidence manifeste sur les modalités du débat public sur l’état de l’économie et les politiques à conduire.

5. Cet écart entre la mesure statistique des réalités socio-économiques et la perception de ces mêmes réalités par les citoyens peut s’expliquer de plusieurs manières :
– Il se peut que les concepts statistiques soient appropriés mais que le processus de mesure soit imparfait.
– Il existe de surcroît un débat sur le choix des concepts pertinents et l’usage approprié des différents concepts.
– En présence de changements de grande ampleur en matière d’inégalité (et plus généralement dans la répartition des revenus), le produit intérieur brut (PIB) ou tout autre agrégat calculé par habitant peut ne pas fournir une évaluation appropriée de la situation dans laquelle la plupart des gens se trouvent. Si les inégalités se creusent par rapport à la croissance moyenne du PIB par tête, beaucoup de personnes peuvent se trouver plus mal loties, alors même que le revenu moyen a augmenté.
– Il se peut que les statistiques habituellement utilisées ne rendent pas compte de certains phénomènes qui ont une incidence de plus en plus grande sur le bien-être des citoyens. Si, par exemple, les embarras de la circulation peuvent faire croître le PIB du fait de l’augmentation de la consommation d’essence, il est évident qu’ils n’ont pas le même effet sur la qualité de la vie. En outre, si les citoyens ont le souci de la qualité de l’air et si la pollution de l’air augmente, les mesures statistiques qui l’ignorent offriront une estimation inadaptée de l’évolution du bien-être des populations. Il se peut également que la tendance à mesurer des changements progressifs ne soit pas à même de rendre compte des risques de détérioration brusque de l’environnement comme dans le cas du changement climatique.
– Enfin, la manière dont les statistiques sont rendues publiques ou utilisées peut donner une vision biaisée des tendances économiques. Ainsi, place-t-on généralement l’accent sur le PIB, alors que des notions comme celle de produit national net (qui prend en compte les effets de la dépréciation du capital) ou celle de revenu réel des ménages (centrée sur les revenus effectifs des ménages au sein de l’économie) peuvent être plus pertinentes. Or il peut y avoir entre ces chiffres des différences prononcées. Le PIB n’est donc pas erroné en soi mais utilisé de façon erronée. Nous avons ainsi besoin de mieux comprendre l’usage approprié de chaque instrument de mesure.

6. De fait, l’adéquation des instruments actuels de mesure des performances économiques, notamment de ceux qui reposent uniquement sur le PIB, pose problème depuis longtemps. Ces préoccupations sont encore plus prononcées pour ce qui est de la pertinence de ces données en tant qu’outils de mesure du bien-être sociétal. Le fait de privilégier l’accroissement du nombre de biens de consommation inertes (mesuré par exemple, par celui du PNB ou du PIB, qui ont fait l’objet d’un nombre considérable d’études du progrès économique) ne pourrait en dernière analyse se justifier — si tant est qu’il le puisse — que par ce que ces biens apportent à la vie des êtres humains, sur laquelle ils peuvent influer directement ou indirectement. Par ailleurs, il a été établi de longue date que le PIB était un outil inadapté pour évaluer le bien-être dans le temps, en particulier dans ses dimensions économique, environnementale et sociale, dont certains aspects sont fréquemment désignés par le terme de soutenabilité.

Quelle est l’importance de ce rapport?

7. Entre le moment où la Commission a engagé ses travaux et celui de l’achèvement de son rapport, le contexte économique a radicalement changé. Nous traversons à présent l’une des pires crises financières, économiques et sociales de l’après-guerre. Les réformes des instruments de mesure recommandées par la Commission seraient des plus souhaitables même en l’absence de cette crise. Cependant, certains membres de la Commission pensent que cette dernière leur confère une urgence accrue. Ils estiment que l’une des raisons pour lesquelles cette crise a pris de nombreuses personnes au dépourvu tient au fait que notre système de mesure a fait défaut et/ou que les acteurs des marchés et les responsables publics ne s’étaient pas attachés aux bons indicateurs statistiques. À leurs yeux, ni la comptabilité privée ni la comptabilité publique n’ont été en mesure de jouer un rôle d’alerte précoce : ils n’ont pu nous avertir à temps de ce que les performances apparemment brillantes de l’économie mondiale en termes de croissance entre 2004 et 2007 pouvaient être obtenues au détriment de la croissance à venir. Il est clair, également, que ces performances tenaient en partie à un « mirage », à des profits reposant sur des prix dont la hausse était due à une bulle spéculative. Sans doute serait-ce aller trop loin qu’espérer que si nous avions disposé d’un meilleur système statistique, les gouvernements auraient pu prendre assez tôt des mesures afin d’éviter, ou tout au moins d’atténuer, les désordres actuels. Il se peut toutefois que si l’on avait été plus conscient des limites des mesures classiques comme le PIB, l’euphorie liée aux performances économiques des années d’avant la crise aurait été moindre, et que des outils de mesure intégrant des évaluations de la soutenabilité (endettement privé croissant, par exemple) nous auraient donné une vision plus prudente de ces performances. Cela dit, beaucoup de pays manquent d’un ensemble complet et à jour de comptes de patrimoine — de « bilans » de l’économie — susceptibles de fournir un tableau global de l’actif et du passif des grands acteurs économiques.

8. Nous sommes également confrontés à l’imminence d’une crise environnementale, tout particulièrement du fait du réchauffement planétaire. Les prix du marché sont faussés par le fait qu’aucune taxe n’est imposée aux émissions de carbone et les mesures classiques du revenu national ne tiennent aucun compte du coût de ces émissions. Il est clair que des mesures des performances économiques qui tiendraient compte de ces coûts environnementaux seraient sensiblement différentes des mesures habituelles.

9. Si les points de vue exprimés dans les deux paragraphes précédents ne sont pas nécessairement partagés par tous les membres de la Commission, ceux-ci sont toutefois unanimement convaincus que la crise actuelle nous apporte une leçon très importante : ceux qui s’efforcent de guider nos économies et nos sociétés sont dans la même situation que celle de pilotes qui chercheraient à maintenir un cap sans avoir de boussole fiable. Les décisions qu’ils prennent (et que nous prenons nous aussi à titre individuel) dépendent de ce que nous mesurons, de la qualité de nos mesures et de leur plus ou moins bonne compréhension. Lorsque les instruments de mesure sur lesquels repose l’action sont mal conçus ou mal compris, nous sommes quasiment aveugles. A plusieurs égards, il nous en faut de meilleurs. La recherche ayant heureusement permis depuis quelques années de les perfectionner, il est donc temps d’intégrer certaines de ces avancées à nos systèmes de mesure. Il existe également un consensus parmi les membres de la Commission quant à l’idée que de meilleurs outils de mesure pourront nous permettre de mieux diriger nos économies, tant à travers les crises que pour en sortir. Bon nombre des indicateurs préconisés par le rapport pourraient servir cette fin.

10. Notre rapport traite des systèmes de mesure et non des politiques, c’est pourquoi il ne discute pas de la meilleure manière pour nos sociétés de progresser grâce à des actions collectives s’attachant à divers objectifs. Mais parce que ce que l’on mesure définit ce que l’on recherche collectivement (et vice versa), ce rapport et sa mise en œuvre sont susceptibles d’avoir une incidence significative sur la manière dont nos sociétés se perçoivent et, par voie de conséquence, sur la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques.

11. La Commission prend acte des progrès importants accomplis depuis plusieurs années en matière de mesure des données statistiques et appelle à persévérer afin de perfectionner les bases de données statistiques dont nous disposons et les indicateurs élaborés à partir de celles-ci. Notre rapport propose des instruments de mesure différents ou complémentaires dans divers domaines ; nous espérons qu’il aura une influence sur l’action à venir en matière de politique statistique, tant dans les pays développés que dans les pays en développement, ainsi que sur les travaux des organisations internationales qui jouent un rôle essentiel dans la mise au point de normes statistiques à l’échelle mondiale.

Qui sont les auteurs du rapport?
12. Ce rapport a été rédigé par des économistes et par des spécialistes des sciences sociales. Les membres de la Commission représentent un large éventail de spécialisations qui va de la comptabilité nationale à l’économie du changement climatique. Ils ont conduit des travaux de recherche sur le capital social, le bonheur, le bien-être et la santé mentale. Ils sont convaincus qu’il importe de jeter des passerelles entre des communautés — entre producteurs et utilisateurs d’informations statistiques, quelle que soit leur discipline — dont la distanciation fut croissante au cours des dernières années. Ils considèrent leur contribution comme venant compléter celle des auteurs de rapports sur des sujets analogues mais élaborés à partir d’une perspective différente, par exemple par des chercheurs en « sciences dures » pour ce qui est du changement climatique ou des psychologues pour ce qui concerne la santé mentale. Bien que le cœur du rapport soit plutôt technique, les résumés de chacun des chapitres ont été rédigés en recourant dans toute la mesure du possible à un langage accessible.
- Professeur Joseph E. STIGLITZ, Président de la Commission, Columbia University
- Professeur Amartya SEN, Conseiller de la Commission, Harvard University
- Professeur Jean-Paul FITOUSSI, Coordinateur de la Commission, IEP
- Bina AGARWAL Institute of Economic Growth, University of Delhi
- Anthony B. ATKINSON Warden of Nuffield College
- François BOURGUIGNON Paris School of Economics
- Jean-Philippe COTIS INSEE
- Angus S. DEATON Princeton University
- Kemal DERVIS UNPD
- Marc FLEURBAEY Université Paris 5
- Nancy FOLBRE University of Massachussets
- Jean GADREY Université Lille
- Enrico GIOVANNINI OECD
- Roger GUESNERIE Collège de France
- James J. HECKMAN Chicago University
- Geoffrey HEAL Columbia University
- Claude HENRY Sciences-Po/Columbia University
- Daniel KAHNEMAN Princeton University
- Alan B. KRUEGER Princeton University
- Andrew J. OSWALD University of Warwick
- Robert D. PUTNAM Harvard University
- Nick STERN London School of Economics
- Cass SUNSTEIN University of Chicago
- Philippe WEIL Sciences Po
- Jean-Etienne CHAPRON Rapporteur général INSEE
- Didier BLANCHET INSEE
- Jacques LE CACHEUX OFCE
- Marco MIRA D’ERCOLE OCDE
- Pierre-Alain PIONNIER INSEE
- Laurence RIOUX INSEE/CREST
- Paul SCHREYER OCDE
- Xavier TIMBEAU OFCE
- Vincent MARCUS INSEE

À qui le rapport est-il adressé ?

13. La Commission espère que son rapport trouvera une large audience dans quatre catégories de public différentes ; il a d’ailleurs été rédigé dans cette perspective. Il s’adresse d’abord aux responsables politiques. En ce temps de crises où un discours politique nouveau est nécessaire pour déterminer dans quel sens devraient évoluer nos sociétés, il préconise de déplacer le centre de gravité de notre appareil statistique d’un système de mesure privilégiant la production à un système orienté sur la mesure du bienêtre des générations actuelles et à venir, aux fins d’aboutir à des mesures plus pertinentes du progrès social.

14. En deuxième lieu, le rapport est destiné aux décideurs qui souhaitent avoir une meilleure vision des indicateurs disponibles ou utiles à construire, afin de concevoir, mettre en œuvre et évaluer les politiques destinées à accroître le bien-être et à favoriser le progrès social. Il rappelle à la fois la richesse des données existantes et leurs lacunes, mais également le fait que les informations quantitatives fiables ne naissent pas par génération spontanée, et qu’il y a donc lieu de procéder à des investissements importants pour mettre au point des statistiques et des indicateurs susceptibles de fournir aux décideurs les informations dont ils ont besoin pour agir.

15. En troisième lieu, ce rapport a été rédigé à l’intention de la communauté académique, des statisticiens et de ceux qui font largement usage de statistiques. Il leur rappelle la difficulté qui peut s’attacher à la production de données fiables et les nombreuses hypothèses qui sous-tendent toute série statistique. Nous espérons que les universitaires se montreront plus prudents quant à la confiance qu’ils accordent à certaines statistiques et que les spécialistes des services nationaux de statistiques y trouveront des suggestions utiles quant aux domaines dans lesquels des solutions nouvelles pourraient être particulièrement bienvenues.

16. Enfin, notre rapport a été rédigé à l’intention des organisations de la société civile à la fois utilisatrices et productrices de statistiques et, plus largement, à l’intention du grand public, que ce soit celui des pays riches ou des pays pauvres et qu’il s’agisse des riches ou des pauvres au sein de chaque société. Nous espérons que grâce à une meilleure compréhension des données et indicateurs statistiques dont on dispose, de leurs points forts et de leurs limites, il leur sera possible de mieux évaluer les problèmes auxquels leurs sociétés sont confrontées. Nous espérons également que ce rapport sera utile à la presse et aux médias, auxquels incombe la responsabilité de permettre aux citoyens de mieux saisir ce qui se passe au sein de la société où ils vivent. L’information est un bien public : plus nous sommes informés sur ce qui se produit dans notre société, mieux nos démocraties seront à même de fonctionner.

Quels sont les principaux messages et recommandations du rapport?

17. Le rapport établit une distinction entre évaluation du bien-être présent et évaluation de sa soutenabilité, c’est-à-dire de sa capacité à se maintenir dans le temps. Le bien-être présent dépend à la fois des ressources économiques comme les revenus et des caractéristiques non économiques de la vie des gens : ce qu’ils font et ce qu’ils peuvent faire, leur appréciation de leur vie, leur environnement naturel. La soutenabilité de ces niveaux de bien-être dépend de la question de savoir si les stocks de capital qui importent pour notre vie (capital naturel, physique, humain, social) seront ou non transmis aux générations à venir. Afin d’organiser ses travaux, la Commission s’est scindée en trois groupes de travail qui se sont consacrés respectivement aux questions classiques de mesure du PIB, à la qualité de la vie et à la soutenabilité. Les principaux messages et recommandations qui résultent du rapport sont les suivants :

Vers de meilleurs outils de mesure des performances dans une économie complexe

18. Avant d’aller au-delà du PIB et de s’atteler à la tâche plus complexe qu’est la mesure du bien-être, il convient de se demander en quoi les mesures existantes des performances économiques ont besoin d’être perfectionnées. Mesurer la production, variable qui détermine entre autres le niveau de l’emploi, est essentiel à la gestion de l’activité économique. Le premier message de notre rapport est que le temps est venu d’adapter notre système de mesure de l’activité économique afin de mieux refléter les changements structurels qui caractérisent l’évolution des économies modernes. La part croissante des services et la production de biens de plus en plus complexes font, en effet, qu’il est plus difficile qu’auparavant de mesurer les volumes produits et les performances économiques. Il existe de nos jours un grand nombre de produits dont la qualité est complexe, pluridimensionnelle et soumise à des changements rapides. C’est une évidence pour des biens comme les voitures, les ordinateurs, les machines à laver et ainsi de suite, mais plus vrai encore pour des services comme les prestations de santé ou d’enseignement, les technologies de l’information et de la communication, les activités de recherche ou les services financiers. Dans certains pays et certains secteurs, l’accroissement de la « production » tient davantage à l’amélioration qualitative des biens produits et consommés qu’à leur quantité. Rendre compte du changement qualitatif représente un formidable défi mais est essentiel pour mesurer le revenu et la consommation réels, facteurs déterminants du bien-être matériel des personnes. Sous estimer les améliorations qualitatives revient à surestimer le taux d’inflation, donc à sous-estimer le revenu réel. L’inverse est vrai si les améliorations qualitatives sont surestimées.

19. Les pouvoirs publics jouent un rôle important dans les économies contemporaines. Les services qu’ils offrent sont soit de nature « collective » comme la sécurité soit de nature plus « individuelle » comme les prestations de santé ou l’enseignement. Le rapport entre secteur public et secteur privé dans la prestation de services individuels est très variable, tant d’un pays à l’autre que dans le temps. Outre la contribution des services collectifs aux niveaux de vie des citoyens, il ne fait quasiment aucun doute que ces derniers appréhendent positivement les services individuels, notamment l’enseignement, les soins médicaux, le logement social ou encore les équipements sportifs. Ces services, qui ont tendance à être de grande ampleur et ont augmenté considérablement depuis la Deuxième Guerre mondiale, restent toutefois mal mesurés dans de nombreux cas. Traditionnellement, les mesures reposent sur les dépenses mises en œuvre pour les produire (nombre de médecins, par exemple) davantage que sur les résultats réels produits (comme le nombre de prestations de santé dispensées). Il est encore plus difficile, en ce domaine, de procéder aux ajustements nécessaires pour tenir compte des changements qualitatifs. Parce que la production de services est supposée suivre la même évolution que les dépenses nécessaires à les produire, l’évolution de la productivité dans la prestation de ces services est ignorée. Il s’ensuit qu’en cas d’évolution positive (ou négative) de la productivité du secteur public, nos mesures sous-estiment (ou surestiment) la croissance de l’économie et des revenus réels. Pour disposer d’une mesure satisfaisante des performances économiques et des niveaux de vie, il importe donc de s’atteler au problème de la mesure de ce qui est produit par le secteur public. (Dans notre système actuel de mesure reposant sur les dépenses, et dont on sait que de ce fait, il est biaisé, la production publique représente 20 % environ du PIB dans un grand nombre de pays de l’OCDE et le total des dépenses publiques plus de 40 %.)

20. En dépit de divergences méthodologiques sur la manière de procéder aux corrections nécessaires à la prise en compte de la qualité, ou à celles nécessaires à la mesure de la production publique, un large consensus existe quant à la nécessité de procéder à ces ajustements, voire quant aux principes qui devraient y présider. Les divergences qui demeurent sont relatives à la mise en application pratique de ces principes. La Commission a traité dans son rapport à la fois de ces principes et des difficultés liées à leur mise en œuvre.

De la production au bien-être

21. Un autre message clef, en même temps qu’un thème unificateur du rapport, est qu’il est temps que notre système statistique mette davantage l’accent sur la mesure du bien-être de la population que sur celle de la production économique, et qu’il convient de surcroît que ces mesures du bien-être soient resituées dans un contexte de soutenabilité. En dépit des déficiences de nos outils de mesure de la production, nous en savons davantage sur la production que sur le bien-être. Déplacer l’accent ne signifie pas désavouer les mesures du PIB et de la production. Issues de préoccupations sur la production marchande et l’emploi, elles continuent d’apporter des réponses à nombre de questions importantes comme celle de la gestion de l’activité économique. Il importe cependant de mettre l’accent sur le bien-être car il existe un écart croissant entre les informations véhiculées par les données agrégées du PIB et celles qui importent vraiment pour le bien-être des individus. Il faut, en d’autres termes, s’attacher à élaborer un système statistique qui complète les mesures de l’activité marchande par des données relatives au bien-être des personnes et des mesures de la soutenabilité. Un tel système devra nécessairement être de nature plurielle car il n’existe pas de mesure unique qui puisse résumer un phénomène aussi complexe que le bien-être des membres d’une société ; notre système de mesure devra donc comporter toute une série d’indicateurs différents. La question de l’agrégation des différentes dimensions du système (par exemple, comment additionner une mesure de la santé et une mesure de la consommation de biens usuels), bien qu’elle soit importante, est subordonnée à la mise en place d’un système statistique suffisamment large pour prendre en compte le plus grand nombre possible de dimensions pertinentes. Un tel système ne devra pas uniquement mesurer les niveaux moyens de bien-être au sein d’une communauté donnée et leur évolution dans le temps, mais encore rendre compte de la diversité des expériences personnelles et des rapports entre les différentes dimensions de la vie des personnes. Parce qu’il existe plusieurs dimensions du bien-être, il est utile de commencer par la mesure du bien-être matériel ou des niveaux de vie.

SYNTHÈSE ET RECOMMANDATIONS

Recommandation n°1 : Dans le cadre de l’évaluation du bien-être matériel, se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production.

22. Le PIB constitue l’instrument de mesure de l’activité économique le plus largement utilisé. Son calcul est régi par des normes internationales et un important travail de réflexion s’est attaché à en définir les bases statistiques et conceptuelles. Nous avons souligné dans les paragraphes précédents certains domaines importants pour lesquels il était nécessaire d’en perfectionner les méthodes de calcul. Les statisticiens et les économistes savent fort bien que le PIB mesure essentiellement la production marchande (exprimée en unités monétaires) et que, comme tel, il a son utilité. Toutefois, il a souvent été utilisé comme s’il s’agissait d’une mesure du bien-être économique. La confusion entre ces deux notions risque d’aboutir à des indications trompeuses quant au niveau de satisfaction de la population et entraîner des décisions politiques inadaptées. Les niveaux de vie matériels sont plus étroitement associés à la mesures du revenu national réel et à celles du revenu réel et de la consommation réelle des ménages : la production peut croître alors que les revenus décroissent, ou vice versa, lorsque compte est tenu de la dépréciation, des flux de revenus à destination et en provenance de l’étranger et des différences entre les prix des biens produits et ceux des biens consommés.

Recommandation n°2 : Mettre l’accent sur la perspective des ménages.

23. S’il est intéressant de suivre les évolutions de la performance des économies dans leur ensemble, le calcul du revenu et de la consommation des ménages permet quant à lui de mieux suivre l’évolution du niveau de vie des citoyens. Les données disponibles de la comptabilité nationale montrent en effet que dans plusieurs pays de l’OCDE, la croissance du revenu réel des ménages a été très différente de celle du PIB réel par habitant, et généralement plus lente. La perspective des ménages suppose de prendre en compte les transferts entre secteurs tels que les impôts perçus par l’État, les prestations sociales qu’il verse, les intérêts sur les emprunts des ménages versés aux établissements financiers. Pour être exhaustifs, les revenus et la consommation des ménages doivent également inclure les services en nature fournis par l’État tels que les services subventionnés, notamment de santé et d’éducation. Un effort majeur devra aussi être réalisé pour réconcilier les sources statistiques aux fins de comprendre pourquoi certaines données, comme le revenu des ménages, évoluent différemment selon les sources statistiques utilisées.

Recommandation n°3 : Prendre en compte le patrimoine en même temps que les revenus et la consommation.

24. Si les revenus et la consommation sont essentiels pour l’évaluation des niveaux de vie, ils ne peuvent, en dernière analyse, servir d’outil d’appréciation que conjointement à des informations sur le patrimoine. Un ménage qui dépense sa richesse en biens de consommation accroît son bien-être actuel mais aux dépens de son bien-être futur. Les conséquences de ce comportement sont retracées dans le bilan de ce ménage ; il en va de même pour les autres acteurs économiques et pour l’économie dans son ensemble. Pour établir des bilans, il faut pouvoir disposer d’états chiffrés complets de l’actif et du passif. L’idée de bilans pour des pays n’est pas nouvelle en soi mais ces bilans ne sont disponibles que pour un petit nombre de pays et il convient d’en favoriser la généralisation. Les mesures de la richesse sont essentielles pour appréhender la soutenabilité. Ce qui est transféré vers l’avenir doit nécessairement s’exprimer en termes de stocks, qu’il s’agisse de capital physique, naturel, humain ou social. L’évaluation appropriée de ces stocks joue un rôle crucial, même si elle est souvent problématique. Il est également souhaitable de soumettre les bilans à des « tests de résistance » (stress tests) selon différentes hypothèses de valorisation là où il n’existe pas de prix du marché ou lorsque ces prix sont soumis à des fluctuations erratiques ou à des bulles spéculatives. Certains indicateurs non monétaires, plus directs, pourront être préférables lorsque l’évaluation monétaire est très incertaine ou difficile à déduire.

Recommandation n°4 : Accorder davantage d’importance à la répartition des revenus, de la consommation et des richesses.

25. Le revenu moyen, la consommation moyenne et la richesse moyenne sont des données statistiques importantes mais insuffisantes pour appréhender de façon exhaustive les niveaux de vie. Ainsi, une augmentation du revenu moyen peut être inégalement répartie entre les catégories de personnes, certains ménages en bénéficiant moins que d’autres. Le calcul de la moyenne des revenus, de la consommation et des richesses doit donc être assorti d’indicateurs qui reflètent leur répartition. La notion de consommation médiane (de revenu médian, de richesse médiane) offre un meilleur outil de mesure de la situation de l’individu ou du ménage « représentatif » que celle de consommation moyenne, de revenu moyen ou de richesse moyenne. Il importe aussi, pour de nombreuses raisons, de savoir ce qui se passe au bas de l’échelle de la répartition des revenus et de la richesse (tel que le montrent les statistiques de la pauvreté), ou encore au sommet de celle-ci. Dans l’idéal, ces informations ne devront pas être isolées mais liées entre elles, par exemple pour savoir comment sont lotis les ménages au regard des différentes dimensions du niveau de vie matériel : revenu, consommation et richesses. Un ménage à faible revenu possédant des richesses supérieures à la moyenne n’est, au fond, pas nécessairement plus mal loti qu’un ménage à revenu moyen ne possédant aucune richesse. (Nous reviendrons sur la nécessité de disposer d’informations sur la « répartition combinée » de ces dimensions du bien-être matériel des personnes dans les recommandations ci-après relatives à la mesure de la qualité de la vie.)

Recommandation n°5 : Élargir les indicateurs de revenus aux activités non marchandes.

26. Le mode de fonctionnement des ménages et de la société a profondément changé. Ainsi, nombre des services qui étaient autrefois assurés par d’autres membres de la famille sont aujourd’hui achetés sur le marché. Cela se traduit dans la comptabilité nationale par une augmentation du revenu et peut donner à tort l’impression d’une augmentation du niveau de vie, alors qu’en fait la fourniture de services autrefois non marchands incombe maintenant au marché. Par ailleurs, de nombreux services que les ménages produisent pour eux-mêmes ne sont pas pris en compte dans les indicateurs officiels de revenu et de production, alors qu’ils constituent un aspect important de l’activité économique. Si cette exclusion des indicateurs officiels relève davantage d’interrogations sur la fiabilité des données que de difficultés conceptuelles, des progrès ont été accomplis dans ce domaine ; il convient toutefois d’y consacrer des travaux plus nombreux et plus systématiques, en commençant notamment par des informations sur l’emploi du temps des personnes qui soient comparables dans le temps (d’une année sur l’autre) et dans l’espace (d’un pays à l’autre). Les activités domestiques devraient faire l’objet périodiquement, et de la façon la plus exhaustive possible, de comptes satellites à ceux de la comptabilité nationale de base. Dans les pays en développement, la production de biens par les ménages (alimentation ou logement, par exemple) joue un rôle important: il convient de prendre en compte la production de ces biens par les familles pour évaluer les niveaux de consommation des ménages dans ces pays.

27. Dès lors que l’on s’attache aux activités non marchandes, la question des loisirs ne peut être éludée. Consommer le même panier de biens et de services mais en travaillant 1.500 heures dans l’année au lieu de 2.000 heures implique un niveau de vie plus élevé. Bien que la valorisation des loisirs soulève de multiples difficultés, il est nécessaire de tenir compte de leur importance quantitative pour pouvoir établir des comparaisons de niveaux de vie dans le temps et dans l’espace.

Le bien-être est pluridimensionnel

28. Pour cerner la notion de bien-être, il est nécessaire de recourir à une définition pluridimensionnelle. À partir des travaux de recherche existants et de l’étude de nombreuses initiatives concrètes prises dans le monde, la Commission a répertorié les principales dimensions qu’il convient de prendre en considération. En principe au moins, ces dimensions devraient être appréhendées simultanément :
i. les conditions de vie matérielles (revenu, consommation et richesse) ;
ii. la santé ;
iii. l’éducation ;
iv. les activités personnelles, dont le travail ;
v. la participation à la vie politique et la gouvernance ;
vi. les liens et rapports sociaux ;
vii. l’environnement (état présent et à venir) ;
viii. l’insécurité, tant économique que physique.
Toutes ces dimensions modèlent le bien-être de chacun ; pourtant, bon nombre d’entre elles sont ignorées par les outils traditionnels de mesure des revenus.

Les dimensions objective et subjective du bien-être sont toutes deux importantes

Recommandation n°6 : La qualité de la vie dépend des conditions objectives dans lesquelles se trouvent les personnes et de leur « capabilités » (capacités dynamiques). Il conviendrait d’améliorer les mesures chiffrées de la santé, de l’éducation, des activités personnelles et des conditions environnementales. En outre, un effort particulier devra porter sur la conception et l’application d’outils solides et fiables de mesure des relations sociales, de la participation à la vie politique et de l’insécurité, ensemble d’éléments dont on peut montrer qu’il constitue un bon prédicteur de la satisfaction que les gens tirent de leur vie.

29. Les informations qui permettent d’évaluer la qualité de la vie vont au-delà des déclarations et des perceptions des personnes ; elles incluent également la mesure de leurs « fonctionnements » (la mise en oeuvre de leurs capabilités) et de leurs libertés. Ce qui importe réellement, en effet, ce sont les « capacités » dont disposent les personnes, c’est-à-dire l’ensemble des possibilités qui s’offrent à elles et leur liberté de choisir, dans cet ensemble, le type de vie auquel elles attachent de la valeur. Le choix des « fonctionnements » et des capabilités pertinentes pour mesurer la qualité de la vie est davantage un jugement de valeur qu’un exercice technique. Toutefois, même si la liste précise de ces aspects repose inévitablement sur des jugements de valeur, il existe un consensus sur le fait que la qualité de la vie dépend de la santé et de l’éducation, des conditions de vie quotidienne (dont le droit à un emploi et à un logement décents), de la participation au processus politique, de l’environnement social et naturel des personnes et des facteurs qui définissent leur sécurité personnelle et économique. La mesure de tous ces éléments nécessite des données aussi bien objectives que subjectives. Dans ces domaines, la difficulté consiste à améliorer ce qui a déjà été accompli, à identifier les lacunes que présentent les informations disponibles et à consacrer des moyens statistiques aux domaines (comme l’utilisation du temps) dans lesquels les indicateurs disponibles demeurent insuffisants.

Recommandation n°7 : Les indicateurs de la qualité de la vie devraient, dans toutes les dimensions qu’ils recouvrent, fournir une évaluation exhaustive et globale des inégalités.

30. Les inégalités de conditions de vie font partie intégrante de toute évaluation de la qualité de la vie, de sa comparabilité entre pays et de son évolution dans le temps. La plupart des dimensions de la qualité de la vie nécessitent des mesures distinctes des inégalités tout en tenant compte, comme on l’a vu au paragraphe 25, des liens et des corrélations entre ces dimensions. Les inégalités de qualité de vie devront être évaluées entre personnes, catégories socio-économiques, sexes et générations, en accordant une attention particulière aux inégalités d’origine plus récente comme celles liées à l’immigration.

Recommandation n°8 : Des enquêtes devront être conçues pour évaluer les liens entre les différents aspects de la qualité de la vie de chacun, et les informations obtenues devront être utilisées lors de la définition de politiques dans différents domaines.

31. Il est essentiel de comprendre comment les évolutions dans un domaine de la qualité de la vie affectent les autres domaines et comment les évolutions de ces différents domaines sont liées aux revenus. L’importance de ce point vient de ce que les conséquences sur la qualité de vie du cumul de désavantages dépassent largement la somme de leurs effets séparés. Le développement de mesures de ces effets cumulés impose de collecter des informations sur la « répartition combinée » des aspects essentiels de la qualité de vie auprès de toute la population d’un pays au moyen d’enquêtes spécifiques. Des progrès en ce sens pourraient également être réalisés en intégrant à l’ensemble des enquêtes existantes des questions type qui permettent de classer les personnes interrogées en fonction d’un ensemble limité de caractéristiques. Dans le cadre de la conception de politiques dans des domaines spécifiques, leurs effets sur les indicateurs relatifs aux différentes dimensions de la qualité de la vie devront être considérés conjointement afin de traiter des interactions entre ces dimensions et de mieux appréhender les besoins des personnes désavantagées dans plusieurs domaines.

Recommandation n°9 : Les instituts de statistiques devraient fournir les informations nécessaires pour agréger les différentes dimensions de la qualité de la vie, et permettre ainsi la construction de différents indices.

32. Bien que l’estimation de la qualité de la vie exige une pluralité d’indicateurs, une demande pressante s’exprime en faveur de la mise au point d’une mesure synthétique unique. Différentes mesures de ce type sont possibles, en fonction des questions traitées et de l’approche adoptée. Certaines de ces mesures sont déjà utilisées, comme par exemple celle du niveau moyen de satisfaction de la vie dans un pays, ou encore il existe des indices composites regroupant des moyennes dans différents domaines objectifs comme l’Indice de développement humain. D’autres mesures pourraient être mises en œuvre si les autorités statistiques nationales procédaient aux investissements requis pour collecter les données nécessaires à leur calcul. Il s’agit notamment de mesures de la proportion du temps au cours de laquelle le sentiment exprimé dominant est négatif, de mesures basées sur le comptage des occurrences et l’évaluation de la gravité de différents aspects objectifs de la vie des personnes, et de mesures (en équivalent revenu) basées sur les états et les préférences de chacun.

33. La Commission estime qu’outre ces indicateurs objectifs, il conviendrait de procéder à des mesures subjectives de la qualité de la vie.

Recommandation n°10 : Les mesures du bien-être, tant objectif que subjectif, fournissent des informations essentielles sur la qualité de la vie. Les instituts de statistiques devraient intégrer à leurs enquêtes des questions visant à connaître l’évaluation que chacun fait de sa vie, de ses expériences et priorités.

34. La recherche a montré qu’il était possible de collecter des données significatives et fiables sur le bien-être subjectif aussi bien que sur le bien-être objectif. Le bien-être subjectif comprend différents aspects (évaluation cognitive de la vie, bonheur, satisfaction, émotions positives comme la joie ou la fierté, émotions négatives comme la souffrance ou l’inquiétude) : chacun de ces aspects devrait faire l’objet d’une mesure distincte afin de dégager une appréciation globale de la vie des personnes. Les indicateurs quantitatifs de ces aspects subjectifs offrent la possibilité d’apporter non seulement une bonne mesure de la qualité de la vie en elle-même mais également une meilleure compréhension de ses déterminants, en allant au-delà des revenus et des conditions matérielles des personnes. En dépit de la persistance de plusieurs questions non résolues, ces mesures subjectives fournissent des informations importantes sur la qualité de la vie. C’est pourquoi les types de questions qui se sont révélées pertinentes dans le cadre d’enquêtes non officielles de faible échelle devraient être intégrés aux enquêtes à plus grande échelle menées par les services statistiques officiels.

Pour une approche pragmatique de la mesure de la soutenabilité

35. Les questions de mesure et d’évaluation de la soutenabilité ont été au coeur des préoccupations de la Commission. La soutenabilité pose la question de savoir si le niveau actuel de bien-être pourra être si ce n’est augmenté, au moins maintenu, pour les générations à venir. Par nature, la soutenabilité concerne l’avenir, et son évaluation implique bon nombre d’hypothèses et de choix normatifs. La question est d’autant plus difficile que certains aspects au moins de la soutenabilité environnementale (de changement climatique, en particulier) sont affectés par les interactions entre les modèles socio-économiques et environnementaux adoptés par les différents pays. La question est donc fort complexe, davantage que celles, déjà malaisées, de la mesure du bien-être actuel ou des performances.

Recommandation n°11 : L’évaluation de la soutenabilité nécessite un ensemble d’indicateurs bien défini. Les composantes de ce tableau de bord devront avoir pour trait distinctif de pouvoir être interprétées comme des variations de certains « stocks » sous-jacents. Un indice monétaire de soutenabilité a sa place dans un tel tableau de bord ; toutefois, en l’état actuel des connaissances, il devrait demeurer principalement axé sur les aspects économiques de la soutenabilité.

36. L’évaluation de la soutenabilité est complémentaire de la question du bien-être actuel ou de la performance économique et doit donc être examinée séparément. Cette recommandation peut paraître triviale ; pourtant, ce point mérite d’être souligné car certaines approches actuelles n’adoptent pas ce principe, ce qui aboutit à des messages générateurs de confusion. Tel est le cas, par exemple, lorsque l’on tente de combiner bien-être actuel et soutenabilité en un seul indicateur. Pour employer une analogie, lorsque l’on conduit une voiture, un compteur qui agrégerait en une seule valeur la vitesse actuelle du véhicule et le niveau d’essence restant ne serait d’aucune aide au conducteur. Ces deux informations sont essentielles et doivent être affichées dans des parties distinctes, nettement visibles, du tableau de bord.

37. Pour mesurer la soutenabilité, nous devons au moins pouvoir disposer d’indicateurs qui nous renseignent sur les changements intervenus dans les quantités des différents facteurs importants pour le bien-être futur. En d’autres termes, la soutenabilité exige la préservation ou l’augmentation simultanées de plusieurs « stocks » : les quantités et qualités non seulement des ressources naturelles mais aussi du capital humain, social et physique.

38. L’approche de la soutenabilité en termes de stocks peut être déclinée en deux versions différentes. La première considère séparément les variations de chaque stock et à évalue si celui-ci augmente ou diminue, en vue notamment de faire le nécessaire pour le maintenir au-dessus d’un certain seul considéré comme critique. La seconde version convertit tous ces actifs en un équivalent monétaire, en admettant donc implicitement qu’une substitution entre les différents types de capital est possible, de sorte que, par exemple, une baisse du capital naturel pourrait être compensée par une hausse suffisante du capital physique (moyennant une pondération appropriée). Une telle approche est potentiellement fructueuse, mais elle comporte aussi plusieurs limites, la principale étant l’absence, dans de nombreux cas, de marchés sur lesquels pourrait reposer l’évaluation des actifs. Même lorsqu’il existe des valeurs de marché, rien ne garantit qu’elles reflètent correctement l’importance des différents actifs qui importent pour le bien-être futur. L’approche monétaire nécessite de recourir à des imputations et à des modèles, ce qui soulève des difficultés en termes d’informations. Toutes ces raisons incitent à commencer par une approche plus modeste, à savoir axer l’agrégation monétaire sur des éléments pour lesquels il existe des techniques d’évaluation raisonnables, comme le capital physique, le capital humain et certaines ressources naturelles. Ce faisant, il devrait être possible d’évaluer la composante « économique » de la soutenabilité, c’est-à-dire d’évaluer si les pays consomment ou non une part excessive de leur richesse économique.

Des indicateurs physiques des pressions environnementales

Recommandation n°12 : Les aspects environnementaux de la soutenabilité méritent un suivi séparé reposant sur une batterie d’indicateurs physiques sélectionnés avec soin. Il est nécessaire, en particulier, que l’un d’eux indique clairement dans quelle mesure nous approchons de niveaux dangereux d’atteinte à l’environnement (du fait, par exemple, du changement climatique ou de l’épuisement des ressources halieutiques).

39. Pour les raisons exposées ci-dessus, il est souvent difficile d’attribuer à l’environnement naturel une valeur monétaire ; des ensembles distincts d’indicateurs physiques seront donc nécessaires pour en suivre l’évolution. Cela vaut notamment dans les cas d’atteintes irréversibles et/ou discontinues à l’environnement. De ce fait, les membres de la Commission estiment, en particulier, qu’il est nécessaire de pouvoir disposer d’un indicateur clair des accroissements de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère proches des niveaux dangereux de changement climatique (ou encore des niveaux d’émissions susceptibles de déboucher à l’avenir sur de telles concentrations). Le changement climatique (dus aux accroissements de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère) est également particulier en ce qu’ils constituent un problème véritablement planétaire qui ne peut être mesuré dans le cadre des frontières nationales. Des indicateurs physiques de ce type ne pourront être définis qu’avec l’aide de la communauté scientifique. Il est heureux que bon nombre de travaux aient déjà été entrepris dans ce domaine.

Et ensuite ?

40. La Commission estime que loin de clore le débat, son rapport ne fait que l’ouvrir. Il renvoie à des questions qui devront être traitées dans le cadre de travaux de recherche plus vastes. D’autres entités aux niveaux national et international devront débattre des recommandations de ce rapport, en identifier les limites et déterminer comment elles pourront contribuer au mieux aux actions ici envisagées, chacune dans son domaine propre.

41. La Commission estime qu’un débat de fond sur les questions soulevées par son rapport et sur ses recommandations offrira une occasion importante d’aborder les valeurs sociétales auxquelles nous attachons du prix et de déterminer dans quelle mesure nous agissons réellement en faveur de ce qui importe.

42. Au niveau national, il conviendra de mettre en place des tables rondes qui associeront différentes parties prenantes afin de définir quels sont les indicateurs qui permettent à tous d’avoir une même vision des modalités du progrès social et de sa soutenabilité dans le temps, ainsi que d’établir leur ordre d’importance.

43. La Commission espère que non seulement son rapport suscitera ce large débat mais encore qu’il favorisera la recherche sur la mise au point de meilleurs instruments de mesure qui nous permettront de mieux évaluer les performances économiques et le progrès social.


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