Lion de Belfort
Je ne sais pas pourquoi, mais il y a deux jours que ne cesse de me revenir en mémoire un souvenir de mon jeune temps. Alors, je faisais déjà ce que je fais encore aujourd’hui, des courses pour des tiers. En effet, pour la charcuterie de mes parents, il m’arrivait assez fréquemment comme mon frère d’ailleurs d’effectuer des « livraisons ».
Or, parmi les clientes de la charcuterie, il en était une qui nous demandait toujours de lui apporter, en même temps que ses deux fines tranches de jambon, un sachet de un à deux kilogrammes de graines de maïs ou de blé de la graineterie en face de chez nous.
Elle était atteinte d’agoraphobie(elle ne supportait pas de sortir de chez elle.). C’est la raison pour laquelle elle nous demandait systématiquement de lui livrer ses courses. Mais, dans le même temps, elle souffrait aussi de claustrophobie( elle ne supportait pas de rester enfermée.). Je sais maintenant que ces deux pathologies sont souvent liées mais à l’époque, pour un jeune garçon de douze ans, son comportement était assez choquant.
C’était l’une de ces gloires déchues du monde du théâtre de boulevard et son appartement était plein des traces de ses succès d’antant. Elles s’empilaient en tas disparates de l’entrée à la chambre à coucher. Il y avait là des piles entières de programmes de théâtre, de partitions de musique, de manteaux de fourrures et de robes à paillettes, des boites à bijoux remplies de strass, des monticules de sacs à mains et autres pochettes, tout un tas de fournitures et accessoires de mode qui eurent fait le bonheur de bien des jeunes filles si…si…
Il y avait en fait, un « hic ». Sa claustrophobie se traduisait en actes par l’ouverture systématique de toutes les fenêtres de son appartement très haussmannien. Ainsi, elle avait de très et trop fréquentes visites de tous les pigeons du quartier. Elle combattait le froid et le vent en revêtant par dessus ses robes de chambre de longues et épaisses fourrures que le temps avait pelées mais que les fientes durcissaient. L’appartement en était plein et lorsque j’apportais sa commande et qu’elle entamait le sac de graine, le salon s’emplissait d’ailes et de plumes.
Comme il lui était interdit de jeter des graines aux pigeons sur la voie publique, elle le faisait dans son propre salon, les jetant au beau milieu de son fatras. On n’y voyait les volatiles picorer son beau mobilier, faisant tomber ses livres, ses bibelots et déféquant dans sa faïence fine.
J’entrais toujours dans cet appartement en me bouchant le nez tant l’odeur était entêtante. Je faisait bien attention de ne marcher que dans les traces à peu près propres qui sillonnaient toutes pièces de chemins sinueux. Il me fallait prendre garde à ne pas toucher ou heurter une des piles car sinon, j’étais sûr d’en rester souillé.
Si nous acceptions de nous rendre chez elle, c’est essentiellement parce que ne quittant jamais son appartement, elle nous réglait ses commissions avec énormément de largesse. N’ayant que très rarement de la menue monnaie, nous avions pour notre peine, comme pourboire, ce qui resterait du billet qu’elle nous donnerait. Cela pouvait ainsi se monter à près de neufs francs ce qui à l’époque correspondait à plus d’une quinzaine de séances de cinéma tous comme les jours de malchance se monter à quelques centimes. Certes maintenant cela vous fait rigoler mais à l’époque avec une pièce de deux centimes de francs vous aviez deux ou trois parties de flipper. Enfin, nous avions de bons pourboire.
Pour en venir au souvenir qui me hante ces derniers temps : un jour, que le montant de ses courses tombait pilepoil, alors qu’elle réalisait qu’il ne me resterait rien, elle attrapa sur le buffet de son salon, sans se retourner, une masse informe recouverte de fiente, qu’elle roula entre les pages d’un journal avant de me la remettre comme pourboire. Ni elle, ni moi ne savions ce dont il s’agissait. Ce n’était pour moi qu’un poids, c’était lourd. Je me demandais si il s’agissait d’un quelconque trésor. C’est ce souvenir qui me reviens, ma hâte de savoir ce que pouvait bien contenir ce journal roulé, qui me pesait tant sur le chemin du retour.
Il s’agissait en fait d’une reproduction en biscuit du lion de Belfort pour ceux qui connaissent. Mais lors de ce trajet d’une vingtaine de minute à pieds entre cet appartement et chez nous au faubourg Saint Denis, mon imagination en faisait des trésors sans prix. C’est un peu étrange que près de quarante ans plus tard, ce souvenir remonte ainsi à mon esprit, mais c’est ainsi.