Friture Jef
Tandis que nous dinions d’une simple salade de pomme de terre tiède accompagnée de quelques sardines grillées au barbecue, j’écoutais mon fils me raconter ses déboires avec quelques interviewés qui prennent sa jeunesse pour autant de faiblesse. Et je me suis demandé s’il considérerait d’un même œil ses instants passés près de son père, comme ceux dont je garde le souvenir du mien. Tandis que nous léchions les grains de sel de Guérande imprégnés d’huile d’olive et de friture, je me remémorais les parties de pêche partagées avec mon père.
Lorsque l’excitation luttait contre le sommeil pour que nous puissions arriver aux étangs avant l’aube. Lorsque nous installions avec mon frère les cannes perlées de la rosée des brumes matinales. C’est à peine si nous distinguions les flèches rouge-orangées de nos bouchons. Quand à la ligne de fond que d’un geste souple et puissant mon père envoyait au milieu de l’étang, seul un petit grelot au bout du scion pouvait nous indiquer la prise. Nous immergions ensuite les nasses dans lesquels quelques morceaux de tête de mouton appâtaient les écrevisses. Pour réchauffer nos corps engourdis, recroquevillés sur nos pliants, nous partagions un sandwich au pâté arrosé d’un verre de vin largement coupé d’eau. Le vent irisait la surface et nous devions fréquemment replacer nos flotteurs les éloignant du rivage. Nous parlions peu, de crainte d’effaroucher les gougeons. Nous bougions peu pour les même raisons mais aussi par crainte qu’une mauvaise pêche nous fut imputable et que nous soyons privés de la prochaine excursion.
Mais quelle joie lorsque nous relevions les masses pour extraire les charognards piégés comme ceux qui tentaient de couper le grillage de leurs pinces pour les mettre dans l’un des deux seaux. Dans l’autre nous mettions les petites ablettes, éperlans et gougeons que nos petites cannes sortaient. Les dorades, truites, carpes et autres carnassiers de grande taille allaient dans la bourriche immergée de mon père que nous assistions de nos épuisettes.
Que d’heures n’avons nous pas passé à guetter la flèche de bois ou le branle bas du grelot tandis que le soleil nous séchait et que naissait une vapeur diaphane au-dessus des eaux. Lorsque midi nous assommait aussi surement que le vin, mon père confiait ses lignes à Jean-Michel et s’en allait chercher les « femmes ». Puis, tandis que nos sœurs barbotaient des mains dans le seau à friture, nos parents installaient le pique-nique. Le raffut qu’elles faisaient justifiait la fin de la pêche.
Bien souvent, pour le repas du soir, ma mère nous préparait la friture du matin, copieuse de la joie de croire que l’on pouvaient participer ainsi aux besoins familiaux.
Telles étaient mes satisfactions de l’époque. Ce n’est qu’avec le recul que je prends réellement conscience de la paix qui m’habitait dans ces instants d’intense complicité, une véritable communion dans tous les sens du terme puisqu’il n’y manquait ni le pain, ni le vin.